Sutura ou Comment les Femmes Queer du Sénégal allient Discrétion et Détermination
Lorsqu’en avril dernier, une vidéo qui mettait en scène deux lycéennes qui s’embrassaient devint virale, les médias sénégalais crièrent au «scandale» et l’ONG islamique Jamra s’empressa d’accuser Sourire de Femme, la seule organisation de femmes homosexuelles du pays, de faire la promotion du lesbianisme. Au cours des dix dernières années, nombreux sont les «scandales» portant sur le comportement immoral des femmes et des personnes queer (hommes et femmes) qui firent la une, provoquant alors de vives réactions de la part de ceux qui dénoncent la dégradation des mœurs de la société sénégalaise.
En Occident, de telles réactions contribuent à l’image de l’Afrique comme étant le continent le plus homophobe du monde. Au cours des dernières années, le thème des sexualités et identités de genre non-conformes, «aussi connu sous l’acronyme LGBTQI – un terme, à l’origine, occidental, mais qui est de plus en plus répandu dans le monde – a été au centre de nombreux débats en Afrique et à propos de l’Afrique ». Les conceptions occidentales sur le rapport problématique des Africains à la sexualité ne datent pas d’aujourd’hui. Lorsque le VIH / SIDA a été découvert en Ouganda au milieu des années 80 et s’est rapidement étendu aux quatre coins du continent africain, le thème de la sexualité devint une préoccupation sérieuse et fut à l’origine de nombreuses interventions de la part de donateurs et ONG internationales. Aujourd’hui, ces interventions sanitaires en Afrique prennent en compte les préoccupations liées aux droits de la personne. Ainsi, les militants LGBTQI de plusieurs pays africains, soutenus par de vastes réseaux internationaux de soutien et de solidarité financière, se battent pour la reconnaissance de leurs droits sexuels et connaissent un certain succès: le 23 Janvier de cette année, l’Angola décriminalisa l’homosexualité et criminalisa immédiatement la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle; le 11 Juin dernier, le Botswana suivit les pas de son homologue lusophone. Parallèlement, dans d’autres pays, ces efforts se heurtent à de fortes résistances: en Mai dernier, la Cour Suprême du Kenya s’est prononcée contre l’abrogation des lois coloniales qui criminalisent les relations sexuelles entre personnes de même sexe.
Qu’ils aboutissent ou non, ces cas témoignent d’une préoccupation internationale croissante pour les questions de droits sexuels. Le monde semble s’être lancé dans une quête pour sauver l’Africain queer qui est toujours rejeté, vilipendé et encore « dans le placard ». Et si les Sénégalais.es racontaient une histoire plus complexe de la réalité queer ? Une histoire qui n’est pas seulement dictée par des lois coloniales homophobes et une normativité sexuelle extrêmement restrictive? Mon intention n’est guère de passer sous silence les graves violences psychologiques et physiques infligées aux personnes non-conformes, sujet que j’examinais dans un article précédent sur la vie queer au Sénégal. Cependant, je souhaiterais élargir notre perception de la vie queer au Sénégal car les attaques médiatisées contre les homosexuel.les ne dressent pas un tableau complet de la réalité. À quoi ressemble la vie queer pour la majorité des personnes qui ne sont jamais au cœur d’un «scandale» médiatisé? En particulier, comment les femmes queer façonnent-elles leur vie, naviguant simultanément désirs d’intimité homosexuelle, vie de famille, attentes de la société et réussite urbaine?
L’homosexualité est criminalisée au Sénégal et l’imaginaire sexuel sénégalais insiste sur l’importance du mariage hétérosexuel et des rôles et comportements sexo-spécifiques, jugés naturels, qui se rapportent à celui-ci. Pourtant, avant mon retour aux Pays-Bas, lors de ma dernière visite à Fama, une de mes interlocutrices, celle-ci exprima que si elle quittait un jour le Sénégal – un rêve qu’elle nourrissait en relation avec les possibilités de mariage homosexuel aux Pays-Bas (d’où je suis originaire) – ce qui lui manquerait le plus seraient «les rencontres de koba» (argot urbain pour désigner les homosexuel.les, en usage depuis la sortie de la chanson de Wally Seck, koba yi). Malgré les dénonciations officielles et sociales contre l’homosexualité, pour Fama et beaucoup d’autres, c’est le vaste réseau de relations amicales et érotiques que maintiennent les personnes queer qui fait du Sénégal le pays qu’ils/elles aiment tant. Ce n’est qu’en allant au-delà des discours liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre qui façonnent à la fois le militantisme pour les droits sexuels et les discours politiques et sociaux antithétiques sur l’homophobie, que nous pouvons arriver à comprendre ce que c’est que de mener une vie queer au Sénégal. La raison est simple : la majorité des personnes queer au Sénégal vivent une réalité quotidienne qui échappe à de tels discours.
Être queer au-delà des discours politiques repose, en grande partie, sur une valeur propre à la culture sénégalaise : sutura. Il n’existe pas de traduction particulière pour ce mot wolof. Cependant, cette valeur évoque discrétion, modestie, vie privée et protection. Il s’agit à la fois d’un attribut que l’on peut avoir et de quelque chose que l’on fait: l’on peut montrer du sutura à quelqu’un en n’exposant pas ses mauvaises conduites, tout comme l’on peut faire preuve de sutura envers soi-même en évitant certaines pratiques telles que discuter de sexualité avec ses aîné.es ou parler d’homosexualité en général. On peut facilement penser que le sutura limite l’espace réservé aux sexualités non normatives. Cependant, les femmes queer sénégalaises emploient le concept du sutura de manière stratégique pour naviguer leurs relations homosexuelles, résistant ainsi cette même structure normative qui tente de nier leur existence. Ceci est rendu possible par le fait que, selon la moralité wolof, la honte n’est réelle que sur révélation publique. Ainsi, une mauvaise action, lorsqu’inconnue des autres, ne peut mener au déshonneur. En explorant les frontières qui existent entre normativité sociale et autonomie individuelle, la juxtaposition du concept de sutura et de l’identité queer appelle à une notion de dissidence plus nuancée.
La maîtrise des pratiques éthiques du concept de sutura permet ainsi aux femmes queer sénégalaises de naviguer à la fois leurs désirs intimes et les attentes de la société, tout en maintenant leur statut de jigéen bu baax (« femme exemplaire » en wolof). Bien différentes des frontières que créent les organisations de défense des droits sexuels dans la sphère publique, les frontières imaginées et construites par les jeunes femmes queer sénégalaises sont flexibles et réactives dans le temps et dans l’espace. Celles-ci sont d’une extensibilité infinie et savent prendre du recul lorsque nécessaire. L’enjeu consiste alors à savoir quand et où prendre du recul. Au lieu de s’engager publiquement dans des polémiques explicites, les femmes queers choisissent une tactique qui, comparée à la sphère publique, leur donne plus de latitude pour négocier les normes sociales: elles choisissent de se taire. Comme l’ont souligné plusieurs de mes interlocutrices: «La langue est le premier ennemi de la vie. Si vous voulez réussir et avoir longue vie, il faut savoir la fermer! » Plutôt que d’interpréter cette attitude comme un acte évident de résignation face à l’hétéronormativité, il serait plus intéressant de la considérer comme une démarche de navigation sociale qui ouvre la porte à d’autres opportunités queer. Les exemples suivants illustrent la manière dont différents types de silences sont utilisés pour négocier l’espace social afin de favoriser l’intimité entre personnes de même sexe. Une interlocutrice, Lafia, est connue par ses ami.es et sa famille pour sa manie de s’écrier «vie privée!» chaque fois que quelqu’un lui pose des questions sur sa vie amoureuse. Hawa, une joueuse de football masculine, âgée de 30 ans et à la tête rasée, se voile toujours lorsqu’elle rend visite à son père, celui-ci étant très critique à l’égard de tout ce que Hawa fait de « non-féminin ». De telles démonstrations de sutura dans les performances sociales publiques permettent aux femmes de se créer un espace qui leur est propre dans la sphère privée et favorise la création d’espaces publics queer tels que des soirées, des fêtes d’anniversaire et des activités sportives comme le football.
En transformant l’aspect normatif et restrictif du sutura en ressource, ces femmes ouvrent la voie à une compréhension plus élargie de la vie queer: la possibilité constante mais indéterminée de négocier les structures normatives. Elles proposent ainsi une alternative à une approche internationale flagrante de résistance et de protestation queer, et suggèrent que les silences prescrits par la notion de sutura sont utiles dans la queerization de leur environnement urbain. Entre désirs d’intimité homosexuelle, vie de famille, attentes de la société et réussite urbaine, ces femmes sont un parfait exemple de ce que Nyanzi (2014) appelle « La Queerization de l’Afrique Queer » (Queering Queer Africa): un plaidoyer pour une Afrique queer qui sait dépasser les discours sur l’orientation sexuelle et les identités de genre, et qui comprend comment les désirs érotiques et subjectivités liées au genre font partie intégrale des divers combats que les gens mènent au quotidien.
Être queer n’équivaut pas forcément à une résistance féroce et une rébellion flagrante contre les concepts restrictifs de normativité sexuelle et de genre. Au Sénégal, être queer c’est savoir exploiter l’ambiguïté des systèmes normatifs comme le sutura afin de négocier et contester les aléas de la vie quotidienne. Ici, les femmes font peut être moins de bruit, mais elles n’en sont pas moins queer.
Article initialement publié sur Africa is a Country