Les dangers de l’ignorance délibérée – La violence au sein des espaces militants Queer
Après des années de lutte, les activistes LGBTQIA Africain-e-s ont enfin réussi à créer, à l’échelle continentale, un mouvement relativement sophistiqué qui commence à porter ses fruits. Dans toutes les régions du continent, nous commençons à assister à la matérialisation de nos visions et de nos rêves.
Mais à quel prix? Nous sommes en train de créer un changement dans un atmosphère de conflits internes souvent très vicieux, et le nombre de victimes – activistes épuisé-e-s, abattu-e-s et désabusé-e-s, communautés locales aliénées – ne cessent de s’élever.
Quel futur voulons-nous bâtir pour nous-mêmes ?
En 2016, dans Where do we go from here ? A call for critical reflection on queer/LGBTIA+ activism in Africa,[1] un article coécrit avec Liesl Theron, fondatrice de GenderDynamix, et John McAllister, théoricien queer à l’Université du Botswana, nous avons exploré le « malaise » qui existe dans le mouvement queer/LGBTQIA+ actuel, et avons lancé un appel à une discussion plus approfondie sur le sujet. Nous travaillons actuellement à la mise au point d’un recueil d’essais par des activistes et théoricien-ne-s sur les divers aspects de ce malaise. Cependant, j’aimerais me focaliser sur un problème qu’il est presque tabou de mentionner en public, bien qu’il soit largement reconnu par les activistes en privé.
Il n’y a pas longtemps, après une réunion, j’ai eu à entendre une activiste lesbienne réputée comparer, en plaisantant, notre activisme à du cannibalisme. J’étais très choquée – non pas par la comparaison, mais plutôt par la résignation avec laquelle elle s’était exprimée – comme si nous devrions accepter qu’exploitation, abus et violence fassent partie de notre mouvement. Sa logique était que les personnes marginalisées finissaient « toujours » par retourner l’oppression qu’elles subissaient contre leurs propres communautés.
Ce commentaire m’a fait réfléchir davantage sur l’oppression qui existe au sein des espaces militants queer; sur le silence qui enveloppe cette oppression; les murmures et dérobades dont nous faisons usage les rares fois où nous osons en parler; et la générale acceptation de ce fléau que nos silences laissent entendre.
Il existe énormément de documentation sur les diverses formes d’oppression que les personnes queer/LGBTQIA subissent de la part des sociétés hétérosexuelles. Mais il est temps de reconnaître l’oppression dont nous sommes victimes au sein même du mouvement. Celle-ci prend également des formes variées. On peut citer, à titre d’exemple, la violence homo-patriarcale présente dans les mouvements queer qui, heureusement, attire de plus en plus d’attention et reçoit enfin une réaction adéquate, surtout de la part de la nouvelle vague de féministes Africain-e-s et théoricien-ne-s trans*.
Dans le présent billet, je concentrerai mon attention sur les espaces militants de femmes queer dans lesquels l’oppression est tout aussi répandue mais dont on parle beaucoup moins. Cette violence[2] se manifeste de trois manières principales : intérêt personnel et carriérisme, factionnalisme et conflits internes, harcèlement sexuel et prédation.
L’importance du leadership : Intérêt Personnel et Carriérisme
En Afrique, le secteur du développement est devenu un important fournisseur d’emplois formels. Dans plusieurs pays, il concurrence et même surpasse le secteur privé, et au fur et à mesure que les gouvernements réduisent leurs effectifs sous la pression du néolibéralisme, les organisations du secteur du développement se positionnent de plus en plus comme employeurs de choix.
Dans un contexte pareil, l’activisme se retrouve relégué au second plan au profit de l’ambition personnelle. Tous ceux/celles qui travaillent/limitent dans le secteur du développement connaissent la formule. Quelqu’un-e assiste à un atelier ou une conférence, repère une opportunité de subventions, et lance immédiatement une « initiative ». L’activisme est désormais assimilé à la création d’une nouvelle organisation ou la conception d’un projet « innovant » dont le succès est mesuré par des subventions de fonctionnement, des voyages à l’étranger et des indemnités plutôt que par l’impact que ces initiatives peuvent avoir sur les communautés concernées.
Nous somme très doués pour survivre, mais nous nous y prenons avec tant de brutalité.
- Adrienne Maree Brown
Il n’est donc pas surprenant de voir plusieurs activistes sauter sur l’occasion « d’obtenir leur part du gâteau ». Personne ne semble se préoccuper de l’origine des fonds, du travail important qu’il faut accomplir pour les réunir, encore moins de savoir si les fonds sont utilisés au profit des communautés concernées.
Il y a quelques semaines de cela, une organisation lesbienne a rassemblé des activistes de l’Afrique de l’Ouest et du Cameroun pour une réunion stratégique à Dakar. Le deuxième jour de la rencontre, les participantes ont orchestré un coup. Elles ont refusé de participer aux séances du jour à moins qu’on ne leur verse un perdiem. A cause de 5.000 FCFA (environ $8), elles avaient soudainement oublié la raison de leur rencontre. Certaines ont même cru qu’il était de leur devoir d’écrir au bailleur de fonds, accusant les organisatrices de « détournement de fonds », ignorant que c’était bailleur de fonds qui avait retiré la ligne du perdiem du budget.
La plupart des personnes au premier rang de l’activisme queer sont issues de milieux défavorisés. Beaucoup prennent des risques incroyables pour apporter un changement positif dans leurs communautés. Cependant, ce sentiment croissant d’avoir « droit » à des récompenses et/ou reconnaissances est en train de détruire notre sens du service.
Factionnalisme et guerres intestines: Rivalité plutôt que mutualité
Sans doute parce que nous somme si focalisé-e-s sur l’argent, nous acceptons, sans critique aucune, la fausse notion de l’insuffisance des ressources, de sorte que nous nous adonnons à des compétitions vicieuses pour mobiliser des fonds. Il est très courant que les membres du conseil d’administration et de l’équipe se retournent contre les directeurs-trices qui, à leur tour, se comportent en dictateurs pour protéger leurs privilèges. Nous percevons nos collègues comme des obstacles à éliminer ou un moyen à utiliser une fin. Confiance et solidarité sont devenues des illusions tandis qu’envie et jalousie règnent au beau fixe.
Dernièrement, j’ai été profondément troublée par le degré de méchanceté qui semble s’être installé dans le mouvement queer Francophone qui pourtant n’existe que depuis environ cinq ans. En 2010, j’ai fondé la Queer African Youth Network (QAYN) pour soutenir l’émergence d’un activisme et mouvement queer Francophone en Afrique de l’Ouest et au Cameroun. En 2012, nous organisions notre première Ecole Activiste avec Isis International et avions eu du mal à trouver huit leaders queer pour y participer. Quatre ans plus tard, en 2016, nous étions confrontées au problème inverse : nous avions des difficultés à limiter le nombre de participant-e-s à 33, la limite que nous avions prévu.
Durant ces quatre ans, QAYN a travaillé sans relâche pour cultiver un mouvement queer féministe dans notre région. Inévitablement, nous avons commis bon nombre d’erreurs, mais l’une des plus importantes était d’avoir sous-estimé les dégâts que le capitalisme et la colonisation avaient eus sur nous individuellement et sur nos communautés. Le racisme et la misogynie qui existent dans les mouvements de justice sociale sont bien documentés. Cependant, la présence de ces fléaux dans notre mouvement LGBTQIA Africain n’a pas encore été reconnue. Ayant été socialisé-e-s à égaler la peau blanche au progrès, à la compétence et à l’équité, nous encourageons le phénomène du syndrome du sauveur blanc sans même nous en rendre compte.
Alors, lorsque le mouvement queer Francophone émergent a commencé à susciter un intérêt, les organisations internationales ont trouvé, au sein du mouvement, des pions consentants pour leurs tactiques de « diviser pour mieux régner ». Les membres du réseau se sont promptement retournés les un-e-s contre les autres et contre QAYN. Des années de travail pour la création d’un réseau dont le soutien mutuel se trouve au cœur même de nos pratiques se sont retrouvées compromises lorsqu’indemnités, salaires, voyages et autres avantages devinrent l’intérêt principal de plusieurs activistes, au détriment du service communautaire.
Sur les nouveaux champs de bataille que représentent les réseaux sociaux, il n’est pas rare de voir des activistes s’entre-déchirer et détruire les réputations des un-e-s et des autres – l’on privilégie souvent les rumeurs sur la mauvaise gestion financière – pour s’assurer que les rivaux/rivales sont mis à l’écart ; et plus les humiliations sont publiques, mieux elles sont appréciées.
La désinvolture avec laquelle les activistes blessent leurs collègues et font usage d’harcèlement et d’intimidation pour contrôler les organisations est discordante. Comment peut-on tolérer de nos leaders un comportement qui contredit si ostensiblement notre combat et les valeurs que nous revendiquons?
Harcèlement Sexuel et Prédation : les prédateurs sexuels dans les espaces militants de femmes queer
L’introspection critique ne fait pas encore partie de nos pratiques organisationnelles. Il nous reste encore à admettre et à aborder bon nombre de contradictions, en particulier, les normes hétéro-patriarcales que nous avons internalisées. La masculinité toxique reste très présente dans nos communautés, et nos organisations n’y font point exception.
Durant les ateliers, conférences et autres espaces de rassemblement activistes, les performances de genre on tendance à être exagérées du fait de la pression, déguisée ou apparente, de s’intégrer. Par conséquent, les comportements prédateurs sont exacerbés et les espaces de rassemblement deviennent des lieux de « chasse ». L’objectification du corps des femmes, le harcèlement sexuel, le chantage émotionnel, les violences intimes et autres formes de violence y prolifèrent mais sont rarement abordés.
Dans nos communautés, les groupes et individus queer sont victimes d’oppression et d’injustice au quotidien, en particulier les femmes queer, les personnes trans* et de genres non-binaires. La plupart des activistes sont bien conscient-e-s du fait que nos communautés ont impérieusement besoin de se guérir, mais nous n’avons pas encore réussi à intégrer l’auto-guérison dans notre lutte.
Les activistes font face à de nombreux défis – manque de subventions, practices organisationnelles non-viables, communautés indifférentes ou antagoniques, contexte juridique hostile, harcèlement de l’Etat, et plus – et apportent souvent un leadership remarquable ainsi que beaucoup de courage à la lutte LGBTQIA Africaine. Nous venons également avec un passé douloureux et il nous est souvent dissuadé d’en admettre les effets dévastateurs. Nos rapports avec les autres sont basés sur la douleur et le besoin et nous reproduisons cette oppression de genre et cette violence sexuelle dans nos propres communautés.
Bon nombre d’entre nous sommes victimes de violence hétérosexuelle. Et pourtant, nous adhérons à l’idée selon laquelle les avances sexuelles non-désirées ne constituent pas une violence lorsqu’elles proviennent d’individus du même sexe. Nous préférons ne pas voir les violences homosexuelles comme un problème, soit parce que nous assimilons la promiscuité à la liberté et à l’expression de nos droits, soit parce que nous voyons ces violences comme étant le prix à payer pour appartenir à nos communautés.
L’activisme et les mouvements LGBTQIA Africains ont parcouru un long chemin. La simple existence de mouvements queer sur le continent est un incroyable exploit en soi étant données les forces structurelles et institutionnelles qui s’opposent à notre existence et à notre visibilité. Cependant, nous sommes à un moment décisif et avons besoin, maintenant plus que jamais, d’orienter nos analyses critiques sur nous-mêmes.
Quel futur voulons-nous bâtir pour nous-mêmes ? Derrière cette question s’en cache une autre: comment incarner les solutions que nous prêchons ? Pour s’attaquer à ces questions, nous devons commencer par éliminer l’oppression de nos identités individuelles et collectives afin de pouvoir concevoir des modèles d’interaction qui reconnaissent l’humanité des uns et des autres.
A propos de l’auteur
Mariam est une activiste féministe panafricaine, chercheuse sociale, conseillère et consultante indépendante avec un intérêt particulier pour la transformation sociale, la production de connaissances, l’autonomie et le renforcement des capacités des organisations communautaires. Elle est la fondatrice de QAYN et de Kan-Tigui, et la co-fondatrice de Q-zine.
[1] Quel autre future ? Appel à une réflexion critique sur l’activisme queer/LGBTIA+ en Afrique
[2] Généralement définie comme étant toute forme de violence psychologique, sociale, verbal et physique.